A trop se focaliser sur le djihadisme, le débat se détourne des processus de réislamisation idéologique en cours depuis les années 1990, en France et en Europe, et banalise le phénomène de l’islamisme, dont le djihadisme est pourtant l’une des facettes. L’islamisme, à distinguer tout autant des pratiques individuelles et séculières de l’islam que des diverses pratiques traditionnelles, travestit la religion en une idéologie à caractère totalitaire qui explique tout, répond à toutes les incertitudes et définit l’ordre auquel il faut se soumettre.
« L’islam, c’est l’application des règles, ce qui était interdit reste interdit et ce qui était autorisé reste autorisé, il n’y a pas d’autre voie », nous dit Abdel, jeune converti à l’islam, avant d’expliquer sa conversion par son besoin de contrôle : « Je suis quelqu’un qui aime que tout soit maîtrisé, j’aime la sécurité. »
Ces propos ont été recueillis lors d’une recherche, menée à Lille en 2008-2009, sur la radicalisation religieuse. Parmi les 32 jeunes interviewés, un point commun émerge : l’opposition entre le « véritable islam » et l’« islam ignorant » de leurs parents (quand ils viennent de familles musulmanes). L’analyse de leur discours laisse apparaître une évolution qualitative dans leur religiosité, allant de la pratique d’un islam individuel dans le respect de certains rituels à un islamisme qui fait de la religion la source de lois et de règles strictes qui ne laissent aucune place aux choix individuels et balaient d’un coup les doutes inhérents à la liberté.
Hiérarchisation sexuée
Dans cette vision, l’islam a pour mission d’être le ciment identitaire de tous les musulmans, quels que soient leur origine et leur milieu social ou culturel. Le fantasme d’une oumma (« communauté ») homogène est soutenu par l’imposition de règles fondées sur les principes du licite et de l’illicite, du hallal et du haram. Cet ordre islamiste construit ainsi une double frontière : entre les musulmans et les non-musulmans, mais aussi entre les bons et les mauvais musulmans. Et celles et ceux qui sont du côté de l’illicite risquent gros : des pressions, des menaces, des violences, la mort…
Au cœur de l’ordre islamiste se trouve la hiérarchisation sexuée, comme le formule Alam, sans faux-semblant : « Je ne suis pas pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Car sinon, elles deviennent lesbiennes, il y a le divorce et elles n’obéissent plus à leur mari. Il doit y avoir un capitaine sur un bateau. » Tels sont également les propos de Malika, une jeune étudiante qui travaille dans l’animation et se voile pour obéir à Dieu. Elle sourit presque lorsqu’elle déclare : « L’amour qu’on porte à l’aimé se traduit par l’obéissance. » « La faiblesse des hommes est la femme », ajoute-t-elle, en insistant sur le fait que les femmes portent le voile pour se protéger elles-mêmes et protéger les hommes de la tentation.
Pour entrer dans ce « véritable islam », les jeunes prennent conseil auprès de savants islamiques. « Si j’ai des questions, je les pose d’abord à l’imam… ou bien à un savant ou à des frères, à Tariq Ramadan aussi, par exemple dans une conférence, il y a aussi des frères qui ont des numéros en Algérie, en Arabie, on peut toujours leur poser la question, même sur Internet, le site d’Al-Qaradawi », un prédicateur salafiste très connu, affirme Khader.
Ces savants ne sont pas nécessairement d’accord entre eux et peuvent même être en opposition. Cependant, ils convergent sur un point : l’idéologisation de la religion.
Le religieux politisé
Or, l’idéologie islamiste essentialise « le monde musulman » et « les musulmans » en réduisant le culturel au cultuel (l’islam résume toute la culture) et en politisant le religieux (la religion érigée en loi). En face, l’Occident est lui aussi essentialisé et idéologisé (raciste, islamophobe, impur). Cette double essentialisation autorise la remise en question du caractère universel des valeurs démocratiques (sous prétexte qu’elles sont le produit de l’Occident) et soutient la tentative d’universalisation des principes islamistes, issus de codes religieux.
En créant cette opposition entre le « monde musulman » et l’Occident, l’islamisme alimente une lecture déformée des conflits géopolitiques qui met en scène un islam victime d’un Occident identifié comme « pro-juif ». Cette vision contribue à développer un sentiment d’appartenance à une oumma attaquée qui doit faire corps pour se défendre et réhabiliter la dignité bafouée de l’islam.
Dans le même temps, elle valorise l’islamisme comme une voie de résistance. Le concept de djihad, ainsi idéologisé, prescrit de combattre la corruption et l’injustice dans le but de préserver et/ou d’instaurer des lois religieuses. Cette conception justifie, dans les cas les plus extrêmes, le djihadisme ou le terrorisme.
L’analyse des entretiens révèle aussi les besoins paradoxaux des jeunes radicalisés ou en voie de radicalisation : désir d’ordre et de rébellion ; de cadre, de sécurité et d’aventure ; de soumission et de domination. L’offre islamiste leur propose un paquet assez complet qui répond à ces besoins, en leur permettant de trouver du sens et des liens, de se draper dans une appartenance, de se faire reconnaître, d’en finir avec les frustrations et l’humiliation, de s’engager dans une aventure héroïsante, de prendre le pouvoir.
Face à cela, les rappels à l’ordre, à la loi ou à la règle ne suffiront pas. Les mesures éducatives doivent proposer une offre alternative forte. Une éducation égalitaire, laïque et démocratique susceptible d’encourager les jeunes à se construire dans l’autonomie et la pensée critique.
Chahla Chafiq
Publié dans Le Monde
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