Charlie Hebdo : Le féminisme islamique est une invention occidentale

Entretien publié dans le hors-série féminisme (avril-mai 2011)

Chahla Chafiq est arrivée en France en 1981, après deux années de combat clandestin contre le régime des ayatollahs iraniens. Écrivaine et sociologue, elle travaille sur l’islamisme et les rapports sociaux de sexe. Son dernier essai, Islam politique, sexe et genre, vient de paraître aux Presses universitaires de France.

Y a-t-il des mouvements féministes structurés en Iran ?

Chahla Chafiq : L’Iran est, parmi les pays dits « musulmans » — j’ai un problème avec cet étiquetage identitaire —, celui qui tient la place la plus particulière en ce qui concerne les mouvements des femmes. On peut dire que le mouve-ment féministe a émergé au sein de la société iranienne au début du XXe siècle. Bien avant de faire une révolution islamique, nous avons fait une révolution constitutionnelle qui a abouti à la rédaction d’une Constitution qui s’opposait au despotisme royal, avec un penchant net pour la démocratie. Ensuite, il y a eu l’instauration de la dictature de la dynastie Pahlavi, qui a gardé les institutions, mais vidées de leur sens. C’est ce que j’appelle la modernité mutilée : vous acceptez la modernisation des institutions, l’industrialisation, mais vous n’acceptez pas la modernité politique, en ce qu’elle porte comme projet d’autonomie collective et individuelle. C’est pareil avec les islamistes : ils utilisent tous les atouts de la modernité, la technique, l’atome, les sciences… Mais dès qu’on arrive à l’autonomie, qui est le cœur de la démocratie, c’est non.

Quel rôle ont joué les femmes dans la révolution de 1979 ?

L’Iran a eu le malheur de faire une révolution islamique des décennies après la révolution constitutionnelle. L’arrivée des islamistes s’est faite avec la complicité de la gauche, tant les marxistes que les tiers-mondistes, pour qui les infrastructures démocratiques étaient liées aux infrastructures bourgeoises et impérialistes. Il s’est donc développé au sein de la société iranienne ce que j’appelle « l’utopie islamiste »: l’islamisme comme utopie sociale. Cette pensée islamiste, qui se voulait révolutionnaire, se présentait comme une alternative face à la démocratie dite « occidentale » et au modèle communiste. Ce n’était pas Khomeyni et les traditionalistes, contrairement à ce qu’on croit, qui étaient à l’avant-garde de cette pensée, mais des islamistes modérés. Et ce discours a tout gangrené. À l’époque, dans les mouvements intellectuels, les femmes étaient très présentes. Je me rappelle très bien, j’étais étudiante, de gauche, et quand j’allais dans les manifs je voyais petit à petit apparaître des militants islamistes qui venaient nous dire : mes sœurs, pourquoi ne vous séparez-vous pas des hommes quand vous défilez, pourquoi ne portez-vous pas le voile? On se disait naïvement: c’est la période qui veut ça, ils ne gagneront pas… Et il est arrivé tout le contraire. À la différence de la dictature du shah, où la terreur servait à faire taire l’opposition, la terreur est devenue le centre du pouvoir. Une terreur visant le formatage collectif et individuel, pour créer une société islamique. Et les femmes étaient au centre de ce projet.

De quelle manière ?

La particularité de ce totalitarisme, c’est la répression sexiste, qui permet une répression généralisée. Avec cette hiérarchisation des rapports sociaux de sexe, vous soumettez les femmes pour soumettre toute la société. L’obligation du port du voile et le contrôle dans les rues et les lieux publics permettent de poursuivre les femmes qui ne respectent pas la « loi », mais, en même temps, ils permettent de soumettre toute la société. C’est un système policier généralisé qui s’articule autour de la sexualité des femmes et des relations hommes-femmes. À l’époque, il y avait 30 % de femmes à l’université. Évidemment, le développement n’était pas homogène, la situation dans les villages et les villes était très différente. Mais, dans l’espace urbain, les femmes avaient dépassé les espaces sexués. La stratégie des islamistes a consisté à faire appel aux femmes du Hezbollah — aux femmes du Parti de Dieu —, à les mobiliser pour la construction de la société. Car cette construction devait se faire par la répression d’une autre partie des femmes: celles qui refusaient le modèle islamique. Les femmes ont été le premier groupe social, en dehors des Kurdes, à se rebeller et à défier le régime. Le port du voile sur les lieux de travail, qui a été imposé dans le mois qui a suivi l’instauration du pouvoir, a fait descendre des milliers de femmes dans la rue le 8 mars 1979. La pratique du « mauvais voile » — on le met un peu de travers, on laisse apparaître les cheveux… — a commencé tout de suite. C’est devenu le phénomène d’opposition politique numéro un, et ça l’est toujours.

Les femmes du Hezbollah participaient sans sourciller à la répression ?

Disons que, petit à petit, elles ont commencé à se dire qu’il y avait des choses qu’elles n’aimaient pas dans la charia, comme la polygamie, la répudiation, etc. Ces femmes islamistes se heurtaient à des lois qui les réprimaient en tant que femmes. Par ailleurs, la partie laïque et séculaire de la société, soutenue par les intellectuels, n’a jamais cessé de s’exprimer, de manière déguisée, à travers la traduction d’œuvres étrangères, par exemple. Certaines femmes laïques, certaines féministes ont donc profité de la déception de ces femmes islamistes envers le régime pour écrire des articles dans leurs journaux. Et, peu à peu, une partie de ces journaux a changé de ton. Ce qui a fait qu’à l’extérieur du pays certains exilés et certains chercheurs occidentaux ont commencé à lancer un concept aberrant : le féminisme islamique. Un féminisme qui cherche une voie dans l’islam. Alors que ces femmes islamistes voulaient seulement obtenir une réforme de la charia. Elles n’étaient pas du tout féministes. Au contraire, elles assimilaient le féminisme à l’Occident impérialiste.

Donc, le féminisme islamique, c’est une pure invention occidentale ?

Oui, une invention de gens pleins de bonne volonté, sûrement, qui y voyaient une sorte de féminisme anticolonialiste. Mais c’est un étiquetage identitaire qui emprisonne une idée universaliste. Comme la « démocratie islamique » ou les « droits de l’homme islamiques ». À l’époque, je ne pensais pas que ça allait contaminer la société française comme ça l’a fait… Mais, en Iran, on a vite vu l’impasse de ce « féminisme ». Le gouvernement se considérant comme le délégué de Dieu, il s’en foutait complètement, de leurs revendications. À ces femmes qui demandaient une réforme de la charia, il répondait: qui êtes-vous pour contester la parole de Dieu ? La loi islamique est une loi divine, donc taisez-vous ! Ce qui fait qu’une grande partie de ces femmes islamistes a fait scission avec le régime, certaines sont même devenues presque laïques… Bien sûr, il reste toujours une partie d’entre elles qui tiennent au régime, soit parce qu’elles sont directement liées au pouvoir, soit parce qu’elles en tirent des avantages matériels.

Peut-on dire que les femmes, aujourd’hui, constituent la première force d’opposition au régime ?

Majoritairement, en tout cas dans les milieux urbains, les femmes sont l’un des grands corps constituants des manifestations actuelles. Elles sont très présentes. Et il y a aujourd’hui un vrai féminisme. L’expression « le deuxième sexe » est devenue une expression très courante en Iran, on la trouve dans les blogs, dans les forums… Il y a un enchantement, y compris chez les hommes, pour ce type de pensée égalitaire qui tend vers l’universalisme. En 2006, une pétition qui avait pour nom « Changement pour l’égalité », à l’appel des jeunes féministes, a recueilli un million de signatures. L’idée, c’était que, puisque l’Iran a signé les conventions internationales sur les droits des femmes et n’a pas encore retiré sa signature, il doit les respecter et lever toutes les discriminations sexistes. Évidemment, le mouvement a été durement réprimé, beaucoup sont allées en prison. Et le bureau des Pasdaran a déclaré le féminisme « démon sociétal »… Maintenant, on entre dans une nouvelle étape, dont le mot d’ordre est : finissons-en avec tout le système. Et la question des femmes est au centre de cette lutte pour la démocratie. Parce que le régime islamiste a flatté les hommes en leur donnant tout le pouvoir sur les femmes, mais, en même temps, ils sont complètement dépourvus de pouvoir en tant que citoyens. Donc, les plus émancipés, les plus intelligents, les plus instruits sont en train de comprendre que ce système patriarcal est une prison dorée. Ils n’ont aucun pouvoir social et politique, le seul pouvoir qui leur est offert, c’est la domination des femmes. Ils sont chefs absolus de famille, mais ils ne peuvent pas l’assumer, ni économiquement, ni socialement. Il ne leur reste que la frustration accumulée. Et si en plus les femmes résistent…

Donc, on peut dire que les militants de la démocratie en Iran considèrent que le féminisme est l’un des chemins vers la démocratie ?

Disons que les vrais militants pour la démocratie ont bien intégré le féminisme. Il y a une prise de conscience très importante de la part de la société civile et des étudiants de la centralité de la question des droits des femmes. Ça, c’est acquis. Mais si nous parlons des réformistes islamistes, qui ont été repoussés dans l’opposition et qui militent aussi pour la chute du régime, je ne pense pas que ce soit le cas. Ce qui est sûr, c’est que, parmi les jeunes, le mot « féminisme » ne fait plus peur. On commence à avoir un vrai débat sur l’autonomie sexuelle. Et même, plus marginalement, sur les homosexuels. Mais ils ont du mal… Ils commencent à sortir de l’ombre, mais ils restent un tabou.

Peut-être parce que, au-delà du régime, il y a une société. En juin 2008, dans une tribune parue dans Libération intitulée « Le corps des femmes, lieu commun », vous citez une phrase que votre père, gynéco-logue, vous avait dite en 1968 : « Tu vois, ma fille, être femme dans ce pays, ce n’est pas une mince affaire. » Pourtant, à l’époque,on était loin des ayatollahs.

Il y a un problème culturel, mais aussi politique. À l’époque du shah, cette modernité mutilée dont je vous parlais tout à l’heure avait pour conséquence que, même quand le régime faisait des choses pour les femmes, ça restait assez discret, car il avait peur des réactions du « peuple ». L’absence de démocratie, c’est aussi ça : vous pouvez faire des réformes, mais elles vont être avortées, puisque vous ne donnez pas les moyens de les mettre en œuvre en faisant de la pédagogie, de l’éducation, de l’information. Le programme sur la contraception, par exemple, était un gâchis total. À l’époque, j’allais à l’école publique, on apprenait plein de choses, mais le sujet de l’éducation sexuelle, par exemple, était tabou, puisque le régime ne voulait pas aller à l’encontre des traditions. Comme la classe moyenne moderne n’avait pas sa place au pouvoir, tout se passait entre le despote et le peuple, qu’il fallait soi-disant protéger.

Dans la même tribune, vous écrivez : « Le corps des femmes, dans le système patriarcal, perd toute sa singularité pour ne devenir que le lieu commun de l’honneur du groupe. »

C’est exactement ça. Et cet honneur du groupe a été préservé par tous les systèmes. La virginité était un tabou qui traversait toutes les classes sociales, pas seulement les villageois. C’est encore le cas aujourd’hui, car, en plus, la situation qui existait à l’époque du shah, il faut ajouter trente ans de propagande religieuse et misogyne. Dans les lieux socialement et économiquement arriérés, les crimes d’honneur continuent, comme une affirmation identitaire. Au Kurdistan, par exemple, après l’arrivée des islamistes au pou-voir, l’excision a énormément progressé. Comme d’habitude, les victimes, ce sont les femmes…

Quel regard portez-vous sur le débat sur le voile et la burqa en France ?

Je pense que ce débat est faussé. D’abord, je fais la distinction entre celui sur le voile et celui sur la burqa. Le débat sur le voile était, je pense, un bras de fer entre les islamistes et les laïcs, et ce bras de fer a été très mal interprété dans les quartiers. Ensuite, ce débat est vite devenu très abstrait, portant sur le sens du voile, sur la dimension identitaire et, surtout, sur la typologie du voile : le voile actuel n’est pas le voile traditionnel, c’est un choix que les jeunes filles font… Peut-être. Mais on ne s’est pas interrogé sur le contenu et sur les conséquences de ce choix. Que des femmes fassent quelque chose, en soi, ne présuppose pas que c’est une bonne chose pour les femmes. On est presque dans le même cas que le « féminisme islamique »: en Iran, des femmes ont choisi d’être du Hezbollah, ça ne signifie pas que c’est bon pour les Iraniennes ou pour la société. Cette évidence est totalement absente du débat. Il y a tout à la fois une mythification et une mystification de la notion de « choix ». Dans notre société individualiste, on parle beaucoup d’autonomie, et l’on pense souvent que l’autonomie se réduit au fait de pouvoir choisir. Or, quand on est au supermarché et qu’on remplit son chariot de produits de marque, on a le choix, mais où est le lien avec l’autonomie ? La burqa, c’est un choix, effectivement : la fille en burqa vient à la télé, elle est même convertie — comme un tiers des porteuses de burqa en France —, mais ça ne veut pas dire que son choix est un choix éclairé, bénéfique sociétalement. Ici, la liberté est interprétée comme une liberté assez étrange. On en revient au supermarché, où chacun est libre de choisir une marque, et la burqa est une marque…

N’y a-t-il pas également un problème d’essentialisation ?

Absolument. Un jour, j’étais dans un séminaire avec un sociologue qui avait fait cinquante entretiens avec des filles voilées. Et, de ces entretiens, il déduisait que les filles voilées étaient « les meilleures » en classe, en famille, en ceci, en cela… Je lui ai demandé : est-ce qu’il vous viendrait à l’esprit d’interroger cinquante femmes qui sont contre la contraception, le droit à l’avortement ou l’abolition de la peine de mort ? Il y en a pourtant, et sûrement plus de cinquante. Pourquoi ne faites-vous pas ce genre d’étude à partir de ce genre de sujets ? Pourquoi, quand il s’agit de femmes musulmanes, vous vous le permettez ? Et puis, pourquoi dites-vous qu’elles sont « les meilleures » ? Est-ce qu’il n’y aurait pas là, par hasard, un fantasme masculin de la femme idéale, qui s’exprime, qui est intelligente, mais qui en même temps est vierge, fidèle ? Il m’a dit : non, je ne pense pas… Mais moi, je pense au contraire qu’il y a bien un fantasme masculin dans l’image de la femme voilée. J’ai vu aussi que des artistes avaient mis en valeur l’aspect érotique du voile. Il peut l’être, effectivement, mais pas quand il est imposé comme un symbole de la pureté. Ça n’a rien à voir avec un jeu érotique, on est en train de parler d’un destin et d’un symbole imposé comme une marque de sexualité féminine ! À travers le voile, vous vous déclarez d’abord socialement de sexe féminin. Et après, vous ne sortez plus de ce cadre : il ne faut pas marcher comme ça, ne pas rire comme ça, ne pas se comporter comme ça…

Comment aborder la question du voile dans les quartiers, alors ?

Je pense que, tant qu’on ne travaille pas sur les mécanismes qui font que ce type de « choix » devient privilégié, on n’arrivera à rien. Mais dans les quartiers, les associations et les acteurs sociaux n’ont aucun moyen pour travailler sur l’autonomie, les libertés sexuelles, pour instaurer un débat contre le discours des prêcheurs et les messages transmis par les antennes paraboliques. La démocratie, c’est ça, ce n’est pas seulement de faire des lois pour interdire telle ou telle chose. Il ne suffit pas de dire : vous allez être laïques. Quand vous allez dans les quartiers et que vous voyez que le mot « féminisme » est banni par les Français eux-mêmes, par les directeurs de centres sociaux, qui disent « c’est pas pour nous, c’est pas pour notre public », c’est inquiétant… Et cela va même au-delà des quartiers pauvres. Dans les lieux socioculturels, il circule des idées sur le féminisme — et sur les homosexuels — bizarres, en France… Or, la question du féminisme est au centre de la démocratie, parce qu’elle touche à la fois l’intime et l’universel. On est obligé de travailler sur soi et sur les autres. Identifier le féminisme aux femmes, c’est une erreur, il faut en prendre conscience. Et, paradoxalement, je pense qu’en Iran, aujourd’hui, on y est. Plus qu’en France… Pour moi, c’est une joie de voir ce qui se passe en Tunisie et en Égypte, parce que je me dis: ouf ! Maintenant, à ces jeunes hommes et ces jeunes femmes qui disent « c’est pas pour nous  », on peut répondre : si, vous voyez, la réalité, c’est que c’est pour tout le monde.

Propos recueillis par Gérard Biard

Charlie Hebdo