Le Soir : Le voile marque le corps comme un lieu de péché

L’une de ses nouvelles, publiée en 2005, raconte « la terreur qu’inspirent les foules fanatisées quand elles déversent leur haine sur deux jeunes femmes qui viennent de quitter une manifestation ». La haine, la terreur, le fanatisme, Chahla Chafiq connaît. Et les femmes, bien plus encore.

C’est quoi, une femme libre ?

C’est la question à la base de tout. Etre libre, c’est être un individu autonome qui dessine son propre plan de vie et se projette dans un devenir, au lieu de rester figé dans un « être » délimité par les traditions, les normes sexuées, le groupe, la communauté, etc. Les femmes ont toujours dû se battre pour être considérées comme des individus à part entière, contrairement aux hommes. Elles se définissent et sont définies, très souvent, par rapport à l’homme, que ce soit en tant que mère, en tant que fille, en tant qu’épouse ou même en tant qu’amante ou être aimé. Cette question de l’amour et de l’intimité rend tout ça encore plus complexe, parce qu’être aimée ou respectée ne veut pas dire qu’on est considérée comme un individu libre.

Vous aimez cette expression de « femme en résistance ». Mais en résistance contre qui ? Les hommes ? Elles-mêmes ?

Ce n’est pas particulièrement contre les hommes que les femmes doivent entrer en résistance, mais contre tout un système qui emprisonne aussi les hommes dans une identité sexuée, dans une virilité dominante, qui leur offre certes le pouvoir, mais pas nécessairement l’émancipation et l’autonomie. C’est d’ailleurs cette identité virile enfermante qui favorise la perpétration des violences sexistes et sexuelles à des fins de domination. L’imposition des normes sexuées n’encourage-t-elle pas d’ailleurs aussi la haine envers les homosexuels ?

Pour vous, le voile, contrairement aux apparences, sexualise la femme.

Le voile « choisi », phénomène très courant de nos jours, est un piège. Aux origines de l’islam, quand cette religion ne se posait pas encore comme la source des lois, le voile n’existait pas. Il est arrivé plus tard, avec la charia et sa vision de la famille patriarcale où l’homme est le chef et protège la femme (inférieure en droit, elle vaut la moitié d’un homme) et les enfants. Pour que ce schéma se réalise, les femmes ont le devoir de servir la famille. Le voile leur est proposé pour incarner la division sexuée et la hiérarchisation des rôles. Il crée symboliquement un mur sexué, censé protéger les frontières du licite et de l’illicite par la séparation des sexes. Paradoxalement, en marquant les femmes par cette division, il les sexualise. Il marque leur corps comme un lieu de tentation, de désordre, de péché qui perturbe la chasteté du groupe. De nombreuses jeunes femmes qui choisissent le voile disent le faire pour ne pas être considérées comme des objets sexuels, alors que c’est précisément la dimension sexuelle du corps féminin que ce choix exacerbe.

Il vous agace, ce mot « choix ».

Je conçois que, dans certains cas, le port du voile corresponde bien à un choix de la personne concernée. Mais, comme pour tout autre choix, ce choix impose d’emblée une autre question : quelles sont les conséquences de ce choix par rapport à l’égalité des sexes et à la liberté des femmes ? Ce qui m’amène aussitôt à une autre interrogation : pourquoi ce choix n’est-il pas proposé aux hommes ? Certains diront : « Ils portent la barbe ». Oui, mais c’est quand même très différent : la barbe est une façon d’exhiber la virilité, alors que la philosophie du voile est de cacher la féminité. Pour ne pas éveiller les tentations.

Comment voyez-vous l’avenir ? Etes-vous optimiste ?

Je ne peux pas répondre de manière simple à cette question. En ce qui concerne le statut des femmes dans le monde, il y a des avancées et des régressions. Si on devait peindre un tableau de la situation, il serait très contrasté, avec beaucoup de zones d’ombre et beaucoup de lumière. Ce qu’on note globalement, c’est que des femmes résistent partout dans le monde. Elles sont entrées dans la sphère politique, économique, artistique et on ne reviendra plus en arrière. Mais en face, les mouvements conservateurs adaptent aussi leurs stratégies et renouvellent leurs discours et leurs pratiques pour contrer ces avancées. Par exemple, les mouvements identitaires de toute sorte brandissent l’étendard de l’identité nationale (diverses extrêmes droites) ou de l’identité ethnique et religieuse (islamisme, fondamentalismes chrétiens, juifs, hindouistes, etc.) pour prôner le retour à un ordre moral sexiste qui serait une alternative sécurisante dans un monde traversé par la crise sociale et économique. Et l’offre de ces mouvements séduit malheureusement des hommes et des femmes. En somme, partout dans le monde, il y a des rapports de force autour de l’accès des femmes aux droits humains, à la liberté et à l’égalité. Et ces rapports de force sont au centre des luttes démocratiques. Je nous fais le voeu de l’égalité et de la liberté.

Qu’enseigner aux générations suivantes ?

Que la liberté, c’est quelque chose à conquérir et à faire s’épanouir jour après jour. Qu’il faut se recréer en déconstruisant les clichés, ne pas se définir par rapport à l’autre, mais apprendre à se connaître, réfléchir, discuter, avancer. On vit une époque où on trouve rassurant, parfois, de se replier sur soi-même, mais la sécurité, ce n’est pas la liberté. La vie est courte, on gagne en sens à choisir l’aventure et oser la création.

Et cette Journée pour les droits des femmes, on la conserve ou pas ?

Tant qu’il y aura encore des femmes victimes de violences et de sexisme dans le monde, oui, il faut une journée comme celle-là pour ouvrir le débat et pointer du doigt tout ce qui ne va pas. Le risque, comme avec toutes les journées de ce type, c’est qu’elle en devienne banale, une habitude, juste une date dans l’année.

Propos recueillis par
JULIE HUON

Publié dans Le Soir

Télécharger l’article : ici