Ne faudrait-il pas définir des lignes rouges pour prévenir les violences et favoriser la tolérance religieuse ? Ne faudrait-il pas combattre les actes injurieux contre les religions et les croyances pour encourager le vivre-ensemble dans la paix ?
Ces interrogations qui se posent dans le débat autour de l’affaire Innocence of Muslims raisonnent de manière cyclique sur la scène internationale depuis 1989, l’année de la fatwa émise par l’ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie. Les cris des manifestants enragés contre l’écrivain qui aurait manqué de respect envers l’islam avaient provoqué des questionnements sur la liberté d’expression et ses limites. Interrogation qui perdure. Pourtant, ce genre de questionnement perd toute pertinence dès lors que l’on se penche sur la nature éminemment politique de l’affaire Rushdie et que l’on pose une question déterminante pour tout jugement : « Pourquoi cette fatwa ? »
Comme l’a montré la suite des événements, l’ayatollah Khomeiny a mobilisé autour de cette fatwa en s’appuyant sur les réseaux islamistes, et il a ainsi pu habilement créer un rapport de forces dont il avait grandement besoin. Le pouvoir iranien vivait à ce moment-là l’échec généralisé des promesses islamistes et plus particulièrement la déception amère de la fin sans victoire de la guerre contre l’Irak. La remobilisation islamiste à l’intérieur du pays et au niveau international a aidé le régime iranien à se ressourcer. Par ailleurs, cette affaire a permis aux islamistes de propager leur conception du djihad selon laquelle chaque musulman est appelé à imposer la sacralité des idées et des enseignements islamiques, ce qui va de pair avec l’instauration de la censure et de la répression des libertés.
Par ailleurs, les troubles provoqués par cette fatwa ont agi au profit des courants qui remettent en question l’universalité des valeurs fondées sur les droits humains dont la liberté et l’égalité. Les mouvements idéologico-religieux de toutes obédiences (y compris les chrétiens et les juifs) se donnent la main dans les contextes nationaux et internationaux pour nier ces valeurs au prétexte du respect des cultures et des religions. Au nom de l’alliance des civilisations et du dialogue entre les cultures, ils proposent la révision des droits humains fondamentaux, avec notamment le remplacement du concept d’égalité par celui d’équité (proposition qui revient à chaque fois que l’on parle d’égalité des sexes et de la liberté des femmes) ; et la révision de la liberté de conscience et de la liberté d’expression au regard du respect des lois religieuses (d’où la revendication de lois contre les actes injurieux envers les religions).
La propagation de concepts tels que l’islamophobie, qui remplace le terme plus approprié de racisme anti-musulman, encourage ces logiques identitaires dans un contexte marqué par le développement des mouvements idéologico-religieux. En effet, le racisme anti-musulman renvoie à une vision stigmatisant les musulmans comme êtres inférieurs et justifiant leur rejet, alors que le concept de l’islamophobie sert à empêcher toute approche critique de la religion islamique, ainsi que tout combat contre l’islamisme (d’où l’aberrante accusation portée contre Caroline Fourest et les journalistes de Charlie Hebdo d’être islamophobes). L’instrumentalisation de ce terme encourage par ailleurs la création de concepts similaires. L’an dernier, les militants intégristes chrétiens qui empêchaient les représentations de la pièce de théâtre de Roméo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu, au Théâtre du Châtelet, brandissaient le drapeau de la lutte contre la christianophobie.
Les croyants qui ne veulent pas vivre sous les diktats de l’ordre proposé par des mouvements idéologico-religieux comptent parmi les victimes de leur développement. Il suffit de regarder ce qui se passe en Tunisie et en Égypte. La liberté, la justice et l’accès aux droits démocratiques ont été les leitmotivs des contestations populaires. Mais les orientations islamistes vont à l’encontre de ces élans sous prétexte du respect de l’identité religieuse. En Iran, cette logique a conduit à la catastrophe. Les droits des femmes ont été réprimés ; les libertés ont été bafouées et la censure justifiée au nom du respect de la charia. Un an avant la fatwa contre Rushdie, durant l’été 1988, des milliers de prisonniers politiques iraniens, dont la majorité était des jeunes âgés de moins de trente ans, ont été pendus au prétexte qu’ils auraient été des soldats de la guerre contre l’islam. Une partie importante d’entre eux était des croyants musulmans. Ces expériences doivent nous alerter sur les dangers des visions qui présentent l’islam comme la source d’une identité musulmane globale et globalisante et tendent à justifier des violences islamistes contre l’irrespect envers l’islam comme des heurts de civilisation.
Le film Innocence of Muslims est un produit imbibé de la haine d’un intégriste chrétien animé par l’esprit des croisades. Mais les manifestants enragés qui ont réagi par le meurtre suivent cette même logique qui est loin d’animer la majorité des musulmans. Il est normal que les racistes et les défenseurs des identités fermées puisent dans ces événements pour brandir le drapeau du conflit des civilisations. Mais les anti-racistes et les défenseurs des droits humains n’ont pas le droit à l’erreur. L’urgence est d’accomplir un travail complexe : déconstruire les préjugés racistes, tout en défendant fermement la liberté de conscience et la liberté d’expression.
Chahla Chafiq
Source : http://www.humanite.fr/tribunes/des-lignes-rouges-contre-les-injures-anti-musulmans-505045