Revue Averroès : Entretien avec Chahla Chafiq

Réalisé par Sarah Morsi (Diplômée de l’IEP de Paris en 2008, stagiaire à l’IRD de Sanaa – Yémen), pour la revue Averroès.

En quoi la représentation du corps de la femme en terres d’islam est-elle plusproblématique qu’en Occident ?

Dans les pays dits islamiques comme en Occident, le corps de la femme a toujours été le lieu de grands conflits sociaux et politiques. Mai 1968 a conduit, en France, à un changement accéléré de la représentation du corps féminin. De telles mutations n’avaient pas été accomplies en plusieurs siècles. Dans la culture islamique, le lien presque inextricable entre virginité, honneur et groupe social projette l’image d’un corps féminin unique. La charî’a (loi islamique) a pour objectif de gérer la sexualité des femmes, conçues comme des êtres faibles, à protéger. Cette vision contraste avec le discours érotique, tel qu’on le connaît à travers Les Milles et Une Nuits par exemple. Ce discours empreint de sensualité met en jeu un corps rebelle et une sexualité féminine difficile à satisfaire. De fait, l’islam est la seule religion qui reconnaît à la femme une sexualité active. Ainsi, la théologie traite-t-elle de l’orgasme féminin : même Freud qui a bouleversé l’approche de la sexualité n’a pas reconnu à la femme une sexualité active ! Cependant, la reconnaissance de ce fait n’a pas eu les mêmes conséquences qu’en 1968, puisque l’on était au VIIe siècle, et non au XXe siècle.

Comment expliquer le triomphe de la loi islamique ?

Il faut historiciser ces phénomènes. La visée de la Loi islamique conçue à l’époque était de contrôler un être sexuellement actif qui pouvait mettre en danger le modèle dominant de la famille patriarcale. D’où son obsession à ce sujet. La loi biblique partage d’ailleurs cet objectif. La femme a donc été soumise à la construction de cette famille patriarcale. Prenons garde, toutefois, à ne pas amalgamer islam et loi islamique, cette dernière ayant vocation à imposer un ordre social particulier.

Existe-t-il donc une conception englobante de la femme dans les textes religieux et littéraires ?

La culture islamique comporte des images multiples des femmes. Dans Les Milles et Une Nuits, les femmes vont jusqu’à dominer les hommes par la ruse. Le sujet féminin développait cette ressource psychique car il n’était pas libre de se réaliser. Dans l’approche des questions concernant les femmes à l’époque de l’islam, le facteur de la classe sociale n’est pas à négliger : Khadîja, la première femme du prophète, appartient à une classe supérieure à celle de Mahomet et c’est elle qui le demande en mariage. L’importance du positionnement social se manifeste également dans les débats sur les raisons de la prescription du port du voile pour les femmes musulmanes. Certains avancent à ce sujet l’hypothèse selon laquelle le voile devait permettre aux femmes musulmanes de se distinguer des femmes esclaves de guerre. D’autres renvoient l’origine de cette pratique à la Perse conquise par les musulmans au VIIe siècle. Or, en regardant la Perse de cette époque, l’on voit qu’il ne s’agit pas d’un voile islamique, mais d’une protection des femmes des classes supérieures, lorsqu’elles sortaient dans la sphère publique. Les femmes issues de milieux populaires n’étaient pas concernées. On a fait du voile un principe islamique dans l’intérêt du patriarcat.

Qu’en est-il du corps de la femme aujourd’hui ?

Le corps de la femme est devenu l’épicentre d’un conflit politique entre différents modèles de société que l’on souhaite imposer. L’islamisme, que l’on peut caractériser par son usage idéologique de l’islam à des fins purement politiques, instrumentalise ce corps. En cherchant à imposer le voile, il désigne la femme comme un être voué et cantonné à une expérience sexuée. Il y a un lien entre le voile et le statut des femmes dans la société, dans la mesure où cette conception enferme les femmes dans une identité sexuée qui a des implications très concrètes en termes d’autonomie sexuelle, d’héritage, de mariage et de divorce, d’autorité parentale, etc.

Pourquoi ces débats semblent-ils gagner l’Europe, alors même que des lois affirment l’égalité homme-femme dans tous les domaines ?

Il faut rappeler que l’affaire du voile éclate en France en 1989, alors que les musulmans étaient présents sur ce territoire depuis plus d’un siècle. Ce conflit dépasse les femmes parce qu’il oppose des intérêts sociaux et politiques plus larges. Toutefois, il est certain qu’il y a une volonté de contrôler la sexualité des femmes au niveau du quartier. Cette volonté répond d’une part à des frustrations masculines liées aux discriminations que les hommes musulmans endurent. La femme devient alors l‘unique et l’ultime lieu d’exercice du pouvoir. D’autre part, la fragilisation des femmes peut également favoriser l’exercice de la domination sexuelle. Enfin, il ne faut pas oublier l’impact du sexisme dans l’éducation et dans la vie sociale.

Comment expliquez-vous que le port du voile soit revendiqué comme un choix par de nombreuses jeunes filles, aussi bien dans les pays arabes qu’en Europe ?

Le renouveau du voile s’accompagne d’un sentiment de pouvoir, d’une prise de parole vécue comme révolutionnaire. Il ne faut cependant pas s’arrêter à ce constat, comme le font certains sociologues. On se trouve, en fait, dans une configuration de néo-patriarcat, c’est-à-dire dans la tentative de canaliser une force qui est déjà libérée puisque, dans de nombreux pays dits islamiques, les femmes ont accès à l’école, donc à la rue, depuis un siècle. Il s’agit de ramener les femmes à l’ordre. En même temps, l’image pervertie de la liberté des femmes telle qu’elle est présentée dans la pornographie et les publicités sexistes, favorise un retour au voile conçu comme un moyen de protection. Le voile affirme une exacerbation de l’identité sexuée et marque une appartenance communautaire. Il prive donc les femmes de l’appartenance à une citoyenneté anonyme dont jouissent par ailleurs les hommes. Les discours justifiant le voile par le choix volontaire des femmes se contentent de s’appuyer sur le respect de ce « choix ». Dans un entretien réalisé avec une jeune femme, j’ai pu lire qu’acceptant la loi islamique, elle ferait volontairement le choix de la lapidation si elle devenait adultère. Peut-on choisir librement la lapidation ? Les droits citoyens peuvent-ils être distribués selon le libre choix de chacun/e ? Il ne s’agit pas seulement de propos isolés. Un certain discours sociologique et politique, sous prétexte de valeurs libérales, défendent en fait un libéralisme extrême qui fait de la liberté, de l’égalité et de la lapidation des choix individuels et communautaires, comme si la société était un grand supermarché et les valeurs collectives des marques à choisir. Or, dans une perspective sociologique et philosophique, le « choix » étant subjectif, les sociologues doivent s’attacher à en décrire les conditions objectives : cela implique par exemple de suivre l’itinéraire d’une jeune fille qui se voile à 20 ans et d’en mesurer l’impact sur sa vie individuelle, sociale et professionnelle à long terme. Les musulmans non-islamistes ont aujourd’hui le devoir de critiquer la loi religieuse et certaines pratiques incompatibles avec la démocratie. Il faut s’engager dans le débat sur la laïcité. Les femmes musulmanes se trouvent, malgré elles, à l’avant-garde de ce combat.

Il semble que des femmes issues du monde musulman s’engagent actuellement dans une voie bien distincte de celle que vous suggérez au profit d’un féminisme islamique, promu notamment par Tariq Ramadan. Comment percevez-vous ce mouvement ?

La réalité des femmes issues du monde musulman, comme le démontre le contexte français, est très variée. Il suffit de regarder les mouvements lancé par les jeunes femmes des quartiers contre les violences : Ni Putes Ni Soumises, et d’autres associations engagées dans cette voie. L’expression féminisme islamique créée dans des universités occidentales ethnicise le féminisme et rentre en contradiction avec la visée du mouvement féministe qui cherche à réaliser l’autonomie des femmes. Aujourd’hui, aussi bien au Maroc qu’en Iran, les mouvements féministes prônent l’égalité. Je peux parler plus précisément d’un mouvement très important de femmes iraniennes qui s’est engagé à l’intérieur du pays depuis 2006 pour revendiquer l’abrogation de toutes les lois discriminatoires envers les femmes par la référence à l’égalité inscrite dans les conventions internationales signées par l’Iran. Ces militantes dépassent la version idéologique de la religion dans la mesure où elles ne font pas de l’islam une référence juridique, sans pour autant revendiquer nécessairement la sortie de la religion. Cette démarche me semble la plus à même de tirer les musulmanes de l’impasse.