Exil : des chutes et des rebonds

Perplexe, je regardais le billet de 200 francs et ne pouvais dire que : non, non. L’agent qui me l’avait tendu semblait confus de mon refus obstiné. Il laissa le billet sur son bureau. Ses yeux trahissaient déjà un certain ras-le-bol.

C’était l’été 1983. J’étais venue dans cet organisme d’aide aux réfugiés, car j’avais besoin d’un garant pour louer un petit appartement difficilement trouvé ; quelle chance d’avoir croisé un propriétaire qui n’en demandait pas davantage, même pour des exilés. L’agent m’avait écouté sans rien déchiffrer de mes propos en anglais, je m’étais donc efforcée de me faire comprendre par signes et par gestes. Et, en retour, voilà son geste : un billet de 200 francs. Il était clair que je lui faisais pitié. Saisie d’un sentiment de honte, je répétais assez idiotement : non. Une expression simple qui n’avait nul besoin de traduction. Mais l’incompréhension demeurait. Froide et lourde. Je quittai mon interlocuteur la gorge serrée.

Ce jour-là, je décidai d’apprendre pour de bon la langue française. Une décision que j’avais repoussée de mois en mois, alors que, bien avant que l’exil politique ne m’eût poussée en France, je tenais déjà en estime cette langue dans laquelle s’exprimaient des penseurs qui m’attiraient et dans laquelle vivaient les personnages de romans et de films que je lisais ou regardais en version persane. Maintenant que j’étais en France, je m’obstinais à ne pas entrer dans cette langue. Je compris plus tard que cette résistance traduisait mon refus de me résigner à l’exil, à la séparation, à l’éloignement. C’était comme si toutes ces réalités douloureuses perdaient de leur acuité tant que je vivais dans la langue persane, un abri contre la dure réalité. Et voilà que le ridicule de ce dialogue impossible me heurtait violemment à la matérialité de mon exil. Je me jurai de m’y retrouver, dans cet exil, et d’y trouver mon chemin. Plus tard, mon premier recueil de nouvelles, écrites en persan, qui dessinaient, pour la plupart, l’exil de femmes et d’hommes iraniens, prit le titre de Chemins et brouillard.

En 1991, à la publication de mon premier essai écrit en français, La femme et le retour de l’islam : l’expérience iranienne, j’avais tracé mon chemin. M’étant penchée, à travers l’écriture d’essais et de nouvelles, sur mon expérience de la révolution iranienne et de l’exil, je percevais clairement comment les issues traumatiques de ma trajectoire personnelle croisaient le vécu de millions de femmes et d’hommes iraniens dans l’histoire sociopolitique de l’Iran contemporain. Par la suite, le dialogue avec les Français sur mes écrits, ainsi que mes travaux dans le domaine des relations interculturelles allaient me faire découvrir la communauté de l’expérience humaine. De même j’allais découvrir qu’écrire en français et en persan enrichissait, tout compte fait, mon écriture. Ainsi, après avoir réservé pendant des années le persan à la littérature et le français aux essais, en 2015, je franchissais cette frontière et écrivais un premier roman en français, Demande au miroir. J’empruntais ce titre à une grande poétesse iranienne, Forough Farokhzad, qui dit dans l’un de ses poèmes : « Demande au miroir qui est ton sauveur ».

Mon moi-sauveur, je l’ai bâti au travers des chutes et des rebonds qui ont marqué mon exil. En m’accueillant, la France m’a permis de faire de l’écriture une patrie de liberté et d’exercer la pensée critique en faveur d’une praxis de l’égalité et de la solidarité. C’est à cela que j’ai pensé en découvrant la lettre du Président de la République et celle de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation qui m’informaient de ma promotion au grade d’officier dans l’ordre national du Mérite, une reconnaissance que je reçois comme un encouragement à poursuivre le chemin initié.

Puisse cette reconnaissance être une nouvelle preuve de la contribution des personnes exilées et immigrées au développement humain et culturel de la France, une réalité que l’essor actuel des propagandes identitaires et racistes tend à effacer.

 

Chahla Chafiq
31 janvier 2022