Le 19 juin, dans un discours menaçant lors de la prière collective du vendredi, l’ayatollah Khamenei, Guide suprême, ordonne au peuple contestataire de ne plus descendre dans la rue et de ne plus se joindre aux manifestations massives qui avaient lieu depuis cinq jours. Le même jour, une jeune bloggeuse écrit : «Demain, j’irai à la manif. Ce sera peut-être violent. Je serai peut-être parmi les prochaines personnes tuées.»
Puis, elle ajoute ce qu’elle veut faire avant d’aller à cette manifestation d’où elle ne reviendra peut-être pas. Je l’imagine à travers ses mots : «en train de danser sur ses musiques préférées et de lire des poèmes». Comme nous, les jeunes des années 80, elle lit Forough et Shamlou. Je la vois feuilleter les photos de famille, regarder quelques scènes des films qu’elle aime pour les garder en elle, appeler ses amis pour leur dire adieu. Je me demande pourquoi elle ne leur donne pas rendez-vous pour qu’ils y aillent ensemble et mon cœur s’emplit d’angoisse. La même angoisse qui est en elle quand elle écrit : «Il ne me reste que deux unités pour obtenir ma maîtrise. Mais quelle importance ! J’ai une tempête dans la tête.» Pourtant, qu’est-ce qu’elle est calme quand elle dit : «J’écris ces quelques lignes pour la génération future. Qu’elle sache que nous n’avons pas fait cela pour des causes sentimentales ou sous la pression des masses. Pour qu’elle sache que nous avons fait tout notre possible pour lui léguer un monde meilleur.»
Cette note a pour moi le ton d’un testament déjà lu. Je reconnais ce ton. Quand je lis les testaments des prisonniers politiques des années 80, ils s’adressent aussi à la génération à venir. Certains se disent fiers de donner leur vie pour un idéal, incarné par leur parti politique. D’autres parlent seulement de leur intégrité, de leur dignité et de leur liberté : la liberté de dire non aux geôliers islamistes qui veulent leur repentance. Aujourd’hui encore, à chaque fois que je les lis, je suis saisie de douleur et de joie. Mon cœur est plein de contradictions. Quelqu’un demande en moi : «N’y avait-il pas une autre voie, une voie de compromis qui aurait fait reculer la sentence de mort ?» Tandis qu’une autre voix s’élève et me dit : «Regarde la capacité merveilleuse de l’être humain ! Regarde comment, privé de toute liberté, on peut être si libre !»
Les prisonniers de ces premières années post-révolutionnaires étaient pour la plupart des lycéens et des étudiants, sympathisants des nombreux groupes politiques qui s’étaient activés librement dans le contexte de la révolution antidictatoriale. Ils étaient pour la plupart révolutionnaires et idéalistes. Beaucoup d’entre eux ont perdu leur vie pour avoir seulement exprimé leur opposition à la République islamiste. Ils n’ont pas eu le temps de mettre leurs idéaux en réflexion ni à l’examen de l’expérience. Les générations qui les suivirent, celles que l’échec de la révolution poussa au pragmatisme et au réformisme, ont aussi été privées d’une telle possibilité. L’expression libre et la pratique de la pensée critique ne peuvent exister dans la République islamique qui a mis en place le Velayat-e-Faghih (règne du Guide suprême). Dans ce système totalitaire fondé sur l’idéologisation de l’islam, le vote du peuple ne doit servir qu’à consolider l’Etat qui se déclare délégué de Dieu sur terre.
Ce sont les conséquences de cette logique qui amènent à l’actuelle explosion populaire. Dans les années 80, le slogan «Guerre jusqu’à la victoire» avait permis au gouvernement islamique de tuer et d’emprisonner des milliers d’opposants. Aujourd’hui, les actes liberticides et antisémites, les paysages guerriers dessinés par la politique d’Ahmadinejad provoquent le rejet d’un grand nombre d’Iraniens. L’échec du rêve islamiste fait d’Ahmadinejad un vrai cauchemar pour des millions d’Iraniens qui veulent l’ouverture.
Hanté par le danger des révolutions de velours et de couleurs, le pouvoir ne supporte pas les résultats de l’élection qui signent l’échec flagrant des slogans du retour aux idéaux islamistes. Pour afficher la légitimité du régime et mener à bien sa politique atomique, le Guide suprême avait appelé le peuple à se mobiliser massivement dans les urnes. Les deux candidats réputés réformistes sont connus pour leur fidélité au système : Moussavi, Premier ministre de 1981 à 1989, promet l’application exacte de la loi constitutionnelle islamique ; Karoubi, membre du clergé et une des hautes figures du régime islamique, prône le respect des droits des citoyens dans le cadre du régime. Les débats télévisés entre les candidats mettent en scène l’ampleur du conflit interne au pouvoir et embrassent le bilan catastrophique du régime : corruption, absence totale de droits citoyens, blocage économique, social et culturel. On y parle de la nécessité de négocier avec les Etats-Unis qui, avec Obama, ne se prêtent plus à la diabolisation. Le changement promis par Moussavi et Karoubi rime avec ouverture. Ouverture et changement que cherchent aussi les jeunes qui investissent par millions la scène électorale dont ils font le lieu d’expression de leur désir de vie, incarné par la couleur et la musique. La couleur verte lancée par Moussavi pour préserver le caractère islamique du changement annoncé devient la couleur de la fin de l’idéologie du martyre. Or, l’immense fraude qui marque la fin du jeu électoral, démontre la volonté des tenants du pouvoir d’arrêter ce processus. A son apogée, le conflit au sein du pouvoir révèle l’impasse du système et la répression menace.
Dans les années 80, la vaste répression des opposants a eu lieu dans l’indifférence de la société internationale. A cause de la révolution antidictatoriale, le régime semblait légitime, et l’ensemble du peuple iranien était réduit au peuple Hezbollah. En l’absence d’Internet et des autres modes de communication actuels, la censure était plus efficace. Aujourd’hui, les choses sont différentes. Pourvu que cela aide les jeunes iraniens qui luttent pour la liberté. Que le monde entier entende la voix de cet autre Iran avec un tel retentissement qu’aucun jeu diplomatique ne puisse servir le pouvoir islamiste.
Chahla Chafiq
Forough Farrokhza : grande poétesse iranienne des années 40 dont l’œuvre continue à marquer les jeunes générations.
Ahmad Shamlou : grand poète iranien, connu pour ses idéaux humanistes et séculiers.