Marine Le Pen vend la même savonnette que son père

J’ai écrit ce texte à l’occasion des législatives de 2022. Il avait été publié par Les Nouvelles News. Deux ans plus tard, il faudrait adjoindre le nom de Bardella à celui de Le Pen. Sur le fond, le programme reste le même. À mon grand regret et pour ma plus grande angoisse.

La savonnette était jolie et sentait bon. J’étais contente d’avoir croisé dans l’une des rues désertes de ce village l’homme qui distribuait ces produits parfumés. Et ce fut un ravissement de pouvoir en déchiffrer la légende sur l’emballage. En ce temps-là, je vivais un rapport troublé à la langue française, le même qu’éprouve probablement toute personne dans la première étape d’apprentissage d’une langue étrangère, des minutes de désespoir face à l’incompréhension ou de gaieté à comprendre des mots et des phrases, comme la joie instantanée que l’on ressent quand on arrive à ouvrir une porte bloquée. Je relus la légende : « Votez pour une France propre ».

« Pourtant votre village est déjà si beau et si propre ! », dis-je à mon hôtesse en lui montrant la savonnette. Je l’avais rencontrée dans une association d’aide aux réfugiés, et j’étais venue dans ce village sur son invitation. Je la voyais gênée de me répondre. Au fur et à mesure de son explication, je comprenais que je n’avais rien saisi à la légende que j’avais déchiffrée, que l’expression « une France propre » renvoyait au projet politique du Front national de nettoyer la France des étrangers supposés salir sa pureté identitaire. Je faisais partie de ces malpropres, pensais-je tandis que mon hôtesse terminait son propos en s’excusant : elle avait honte de ce racisme sans vergogne qui se justifiait au nom de l’identité française.

Aujourd’hui, la campagne électorale de Marine Le Pen semble dépourvue de ce genre d’expression. La candidate se défend d’être raciste et prétend avoir évolué par rapport à son père. Or, son programme projette la même perspective d’une France purifiée. Tel est, en effet, le sens profond de sa proposition d’inscrire la priorité nationale dans la Constitution. D’autres propositions servent ce plan. À titre d’exemple, elle propose de renvoyer tous les étrangers sans emploi depuis un an. Un simple prétexte pour faciliter leur expulsion, car chacun sait que, dans bien des situations, selon l’âge, l’état de santé, le contexte général de l’emploi, etc. retrouver du travail requiert plus de temps.

En fait, avec ce genre de propositions, Marine Le Pen recycle l’idée classique du Front national selon laquelle les étrangers seraient responsables du chômage des Français. Rappelons qu’en 1982 le FN avançait : « 3 millions de chômeurs, ce sont 3 millions d’immigrés en trop ! La France et les Français d’abord ! » Formule démagogique qui donne l’impression que le chômage disparaîtrait si on vidait la France des étrangers. Quiconque connaît les mécanismes du chômage conviendra de l’absurdité d’une telle vision, qui continue pourtant d’alimenter la propagande de Marine Le Pen. Pour le droit d’asile, un des piliers des droits humains, Marine Le Pen voudrait le modifier afin que les demandes soient déposées et traitées dans les consulats et ambassades françaises. Cette proposition laisse entendre que les conditions de l’exil politique sont de même nature que le projet migratoire. Or, les faits attestent de tout autre chose. Avec une telle mesure, moi-même je n’aurais jamais pu rejoindre la France. À l’époque, la République islamique d’Iran avait lancé une chasse impitoyable contre ses opposants. Les arrestations arbitraires et massives m’avaient réduite, comme des milliers d’autres, à une vie clandestine dans mon propre pays ; chaque jour, nous apprenions avec angoisse les nouvelles exécutions sommaires des opposants. Les frappes de la police islamiste disloquaient de jour en jour nos liens avec nos proches et nos camarades. D’un instant à l’autre, nous étions forcés de quitter notre cachette pour en trouver une autre. Certains passaient leur temps dans des cars qui les menaient de ville en ville, au risque d’être arrêtés. C’est dans cette situation que j’ai quitté mon pays et que j’ai pris la route de l’exil. Un déplacement lui aussi clandestin, car un voyage officiel, avec visa et possibilité de se rendre à l’aéroport, aurait tout simplement signifié mon arrestation. J’ai ainsi traversé le Kurdistan pour rejoindre la Turquie, et le risque d’être arrêtée n’était jamais loin.

Une variation de bleus peint les souvenirs que j’ai de ce voyage, la couleur de l’aube que nous attendions pour quitter les maisons des villages kurdes et continuer la route à pied et à cheval. Je garde avec moi le parfum apaisant du thé et du pain que mes hôtesses m’offraient avant de repartir. Je lisais dans les yeux de ces femmes leur compassion et entendais leurs prières silencieuses pour que je puisse terminer mon exode dans la sérénité.

Ce fut finalement le cas. La France m’accorda le droit d’asile. Je pus ainsi vivre l’aventure de devenir française tout en gardant mon être iranien ; l’une et l’autre dimension ne s’annihilent pas et ne s’en trouvent pas mutilées. Elles s’enrichissent, épaulent et élargissent mes liens avec les autres et le monde, avec tous les aléas de la vie individuelle, sociale et politique, avec les hauts et bas que celle-ci suppose.

Aujourd’hui, il y a bien longtemps que j’arrive à lire en français et à déchiffrer le sens des légendes, même quand celles-ci sont camouflées sous de jolis mots. Marine Le Pen dit être à mille et une lieues de son père, mais son programme ne m’incite nullement à la croire.

Chahla Chafiq
Écrivaine, sociologue
www.chahlachafiq.com