31 décembre 2021, 9 h.
Le soleil est venu au festin des rues de Paris. C’est un de ces matins qui appellent de leur chants l’univers à l’éveil ; le temps, l’espace et les êtres en sont comme revivifiés. Même les ivrognes qui, pour boire, ne suivent aucune règle semblent moins soûls. Seuls certains sans-abri, d’habitude aux aguets pour éviter les coups ou le vol de leurs maigres affaires, s’abandonnent en ces instants à un délicieux égarement.
Il en va ainsi de cette femme assise sur le terre-plein. Entre les remous des passants qui se préparent au réveillon, elle contemple les nuages flâneurs comme si elle écoutait la mélodie tendre des vagues sur une plage ensoleillée. Autour d’elle, des objets et des vêtements sortis du sac abandonné plus loin prennent un bain-de-soleil. Rouges, jaunes, verts, bleus et fauves, des tissus font briller le gris noir de l’asphalte.
Je marche à sa rencontre. À chaque pas, la beauté du paysage qui m’avait attirée se dissipe un peu plus. Qu’ils sont tristes et misérables ces vêtements et ces objets éparpillés à la ronde. Son visage livide témoigne de malnutrition et ses lèvres serrées parlent du rude combat pour la survie. Ses bras qui entourent fermement ses genoux la font se recroqueviller sur elle-même. Si ce n’était sa tête tendue vers le ciel, on pourrait la prendre pour un amas de tissus usés.
Comme si elle avait entendu mes pensées, elle détourne la tête du ciel, pose sur moi son regard et sourit. Un sourire vif et tendre. Une sensation de mauvaise conscience me saisit. Pour dissimuler mon malaise, je m’écrie presque : « Bonne année ! »
« Attendez que je me fasse belle pour les vœux », dit-elle d’une voix claire et forte. Elle libère ses genoux du cercle de ses bras et se met debout. La voilà qui se courbe pour choisir parmi les vêtements éparpillés sur le sol un châle rouge bordeaux. Égayée par la surprise, je sens un désir irrésistible de fixer ce moment.
« Puis-je vous filmer avec mon portable ? »
« Sans problème ! répond-elle. Mais attendez que je me fasse belle ! » Elle sourit de nouveau : « Mes cheveux sont en désordre. » Elle se recoiffe avec son châle, arrange sa tenue et se met du rouge à lèvres. Debout devant moi, elle entonne : « Happy new year. Bonne année ! »
Chahla Chafiq
3 janvier 2022