En ces jours de confinement, des mots, des sons et des images m’arrivent de partout, un partout dont l’étendue va grandissant. Vous l’avez certainement remarqué aussi, là où le réseau internet fonctionne, nous ne cessons de croiser ces autres qui vivent loin de chez nous, parfois très loin. Un changement relationnel colossal dont les effets n’ont pas attendu l’isolement actuel pour bouleverser mon vécu de l’exil politique. Dans le temps d’avant WhatsApp et compagnie, je me privais, à contrecœur, de parler à mes proches, car je n’avais pas les moyens de payer les appels téléphoniques hors de prix avec mon lointain pays.
Puis, l’Iran s’est rapproché par la magie du virtuel. Un réel enchantement, qui m’arracha à la grisaille de la séparation contrainte, soudainement rompu lorsqu’un violent AVC ôta à mon père la parole et la possibilité de voyager. Je ne pus ni le prendre dans mes bras ni lui faire mes adieux avant qu’il nous quitte. Le virtuel n’y changeait rien. Ces jours-ci, les malades du Covid-19 et leurs proches, également privés de ce droit aux adieux, ravivent inlassablement cette expérience douloureuse. Je me dis que l’acceptation de cette cruelle séparation trouve, dans les deux cas, une même raison : l’imminente menace de la mort. N’est-il pas vrai que la confrontation avec la mort fonde, en quelque sorte, la base commune de la condition humaine ? La progression du Covid-19 ne nous rappelle-t-elle pas l’unité du monde face au péril de la mort ?
L’humour contre le pouvoir islamiste
Pourtant, à entendre l’ayatollah Khamenei, l’autorité religieuse suprême de la République islamique, il existerait un Covid-19 spécial Iran, concocté par les ennemis extérieurs pour mettre à genoux le gouvernement d’Allah ; et des djinns collaboreraient avec ces derniers. Ces propos délirants rivalisent avec des querelles hallucinantes qui ont surgi avec l’arrivée du virus en Iran, et plus précisément à Qom, ville sainte et épicentre de l’épidémie. Des tensions éclatent alors pour savoir s’il faut ou non procéder à la fermeture du Haram, sanctuaire de Fatima Masoumeh (fille du septième imam chiite). En effet, comment fermer des lieux saints alors que les islamistes au pouvoir les érigent, dans leurs propagandes, en bastions invincibles contre les forces diaboliques ?
À ce « dilemme », comme à tous les autres du même acabit, nombre d’Iraniens répondent par l’ironie, la satire ou la dérision. Au moment où Qom, capitale des mollahs, est, la première, frappée par le virus, on lit et on entend : « Quel virus intelligent ! Pouvait-il choisir meilleure cible ?! » Quand la prière du vendredi, depuis si longtemps devenue un lieu de mobilisation politique, est annulée, un autre bon mot circule : « Félicitations pour ce premier vendredi sans vœux de mort ! », en allusion aux slogans mortifères qui accablent les pays « ennemis ». Pendant que s’impose la désinfection contre le virus, les plaisanteries fleurissent pour vanter le mérite des dérivés de l’alcool, boisson honnie dont la consommation est frappée de châtiment, quand bien même, depuis la nuit des temps, la poésie persane chante son adoration du maye (vin et tout produit assimilé).
L’humour contestataire sur le Covid-19 s’inscrit dans une ambiance déjà tendue par les précédents agissements meurtriers du pouvoir : la sanglante répression des contestations populaires de novembre 2019, avec ses centaines de morts et ses milliers d’arrestations, suivie du tragique crash du vol 752 d’Ukraine International Airlines, qui causa la mort de 176 personnes début janvier 2020. Les dénégations des autorités, finalement contraintes de reconnaître le rôle des pasdarans dans le crash, cristallisent la nature mensongère de la prétendue sainteté du pouvoir. Dans un tel contexte, le Covid-19 offre aux Iraniens une occasion inédite de mettre à nu l’absurdité qu’il y a à faire de l’enseignement religieux la source du savoir et du pouvoir. Ce virus nous place devant un ring de boxe où les propagandes islamistes sont mises KO par la supériorité de la science. Le ridicule atteint son apogée lorsque le religieux Tabrizian, qui se prétend spécialiste en médecine islamique, émet des prescriptions pour soigner les malades. L’un de ses remèdes enchante les blagueurs : « imbiber un coton d’huile essentielle de violette et l’utiliser en suppositoire avant de se coucher ».
Nouvel an iranien
À l’abri du pseudonymat, la dérision s’empare des réseaux sociaux : « Concédons aux mollahs que leur métier est particulièrement difficile. Imaginez le nombre de produits que ce religieux s’est vu contraint de tester avant de parvenir à ce résultat », ricane un internaute, tandis qu’un autre se demande si l’Institut Pasteur prévoit une production massive d’huile de violette. Un dessin poursuit dans cette voie : on y voit un cul où fleurit une fière violette, en guise de vœux pour l’arrivée du printemps, qui marque aussi le Nouvel An iranien. « Norouz » ou »le jour nouveau », fête millénaire et séculière, assez peu apprécié des islamistes qui se méfient de toute tradition antéislamique. Un anonyme propose de faire de la nouvelle année en cours : « L’année de la violette islamique dans le cul national ». Dans leur habituelle enchère poétique, les Iraniens trouvent rime à tout et ainsi le nouvel an devient également : « Sal-e-priouzi-y-e alcool bar tavakol » (L’année qui voit l’alcool l’emporter sur la foi).
Il n’est pas difficile d’imaginer que cette confrontation satirique avec l’idéologie islamiste n’atténue aucunement la peur ni l’angoisse face au mortel Covid-19. Une formule ironique résume le désarroi que cause la progression du virus : « Dites à l’imam caché de ne plus prendre la peine de revenir, c’est nous qui allons le rejoindre ». Au-delà de l’ironie, la lutte contre la maladie avance dans un contexte d’absence d’une politique de quarantaine et d’information transparente sur ce qui se passe. Une partie de la population vit en respectant les règles du confinement alors qu’une autre continue sa vie comme si de rien n’était. Le personnel médical et hospitalier représente comme ailleurs une figure héroïque.
Quant aux autorités, elles continuent à justifier toute défaillance par les effets des sanctions internationales qui réduisent leurs moyens, mais en même temps elles renvoient d’Iran Médecins sans frontières, avant de passer ces jours-ci à un discours qualifiant de miracle le triomphe de la République islamique dans la maîtrise de la contamination. Si le contexte ne prête aucunement à rire, l’humour omniprésent dans la société iranienne, en de pareilles circonstances, s’avère autant subversif dans la forme que dans le fond. Selon un proverbe persan, « Les pleurs sont le remède à toute peine irrémédiable« . Or, face à l’irréparable et désolant bilan du pouvoir, il semblerait que le rire ait remplacé les pleurs.
Chahla Chafiq